Du Protestantisme dans le Cambrésis

par l'Abbé C. Thelliez, Cambrai 1935

Ce qu’il y a de passionnant dans l'histoire, disait-on dernièrement à propos d'un livre récent sur Luther, c’est que " plus on y avance moins on en voit le bout ", l'historien qui explore le passé découvre aux événements des causes bien plus éloignées et plus affectives parfois que celles que l’on croit plus apparentes. C’est ainsi que lorsqu'on considère que Luther est un Saxon, que c'est de Saxe que le luthéranisme a pris feu, a bouillonné et répandit à travers l'Allemagne et une partie de l’Europe sa lave et ses cendres, et que l'on sait que c'est par force et non par persuasion, que les Saxons furent amenés au catholicisme sous la contrainte des guerriers de Charlemagne, que jamais ils ne furent en accord parfait avec la religion romaine et que saisissant l'occasion favorable, en l’occurrence l'impulsion de Luther, le plus Saxon d’entre eux, ils rompirent la contrainte latine et catholique et reprirent leur liberté germanique, on peut en déduire que la cause profonde du luthéranisme est d'ordre ethnique.

Pareille remarque pourrait être faite au sujet du Cambrésis.

L'historien averti du peuplement de ce pays voit dans la dissémination d’îlots sporadiques de réformés que présente encore actuellement l'organisation protestante dans le Cambrésis, la trace d’anciennes peuplades introduites par force ou asservies et qui, en lutte sourde mais continue avec la population autochtone du Cambrésis, Gauloise, plus latinisée, ont pris l’occasion de se séparer au moins moralement de leurs vainqueurs ou maîtres restés indéfectiblement catholiques.

En dehors de ces raisons physiques, si l’on peut parler ainsi, les causes politiques qui ont amené le succès de la religion réformée dans les pays anglo-saxons, avec les causes sociales et religieuses que la pragmatique sanction de Bourges, avait déjà presque ramenées à néant pour le royaume de France, ce qui explique en grande partie l’insuccès final des nouvelles doctrines chez les sujets des Valois et des Bourbons, ont pu exister aussi en Cambrésis.

La terre du Cambrésis, se trouvait presque toute aux mains du chapitre de la Cathédrale et des abbayes ; mais les fermiers de ces terres étaient traités avec douceur, et les abbayes dont les bienfaits leur étaient connus, ne suscitaient pas encore les convoitises des manants ou paysans ; les marchands ou les artisans chez qui se recrutèrent d'abord, là comme ailleurs, les partisans de Calvin, pouvaient travailler et trafiquer en paix, sous le débonnaire pouvoir de l'Archevêque. Les bourgeois de sa capitale, fiers de leurs franchises, de leurs milices, aussi maîtres dans leur ville que ne l'était le Prince-Archevêque dans sa comté, et les nobles, peu nombreux et officiers, en général, de l'Archevêque, ne songeaient nullement à se faire protestants pour renverser un état de choses qui leur offrait tant d’avantages.

Le Cambrésis, pays neutre nominalement, faisait partie, comme Etat souverain, de la grande fédération d’Etats qu'on appelait le Saint Empire Romain Germanique.

En fait, ce petit état ecclésiastique se trouvait menacé par son voisin du Sud, le Roi de France, qui aspirait à retrouver les frontières naturelles de son pays et la Maison d’Autriche dont les Pays-Bas étaient un des plus beaux joyaux de la couronne des Habsbourg. Depuis 1544, depuis que Charles-Quint avait imposé sa protection au Cambrésis, en forçant les bourgeois, les nobles et les paysans à contribuer à l'érection de la citadelle qu'il installait à Cambrai, la neutralité du Cambrésis était plus que fictive.

Les bourgeois, marchands de toilettes, ou les artisans ne pouvaient plus écouler aussi facilement en France, qui se fermait par représailles et qui, pourtant, était leur principal client de toujours, leurs belles " toilettes ", et, d'autre part, les autres bourgeois. laïques ou ecclésiastiques, recevaient difficilement, et beaucoup plus cher, le vin de France qu'ils savaient apprécier.

Le roi de France n'ignorait pas ces mécontentements et s’il ne tolérait pas dans ses Etats les sectateurs de Calvin, il n'était pas sans comprendre que l'Etat cambrésien, si le protestantisme s'y installait en maître, aurait plus de chances de se tourner vers les Français d'où venait la doctrine de Calvin, plutôt que vers le roi d’Espagne, protecteur de l'Archevêque de Cambrai. Justement, depuis longtemps déjà, le luthéranisme s'était implanté dans les provinces du Sud des Pays-Bas, dans le milieu d’Anvers et des environs, où la doctrine de Luther, au point de vue physique, rencontrait le même milieu favorable qu'en Allemagne. Sous prétexte de défendre leurs libertés politiques menacées par les édits religieux, tous les Pays-Bas grondaient ; déjà la doctrine de Calvin, plus claire, plus logique, y avait fait de nombreux adeptes et l'on commençait un peu partout à voir les églises pillées, les abbayes dévastées, les religieux molestés, par les Réformés ou Gueux, comme ils s'appelaient.

Au temps de la Réforme

Le Cambrésis ne pouvait échapper à ces convulsions. Calvin, d'ailleurs, y était né vraisemblablement ; sa mère, Jeanne Lefranc, lui avait sans doute donné le jour à l’auberge des XVII Provinces, tenue par ses parents. Le Cambrésis était le voisin le plus immédiat de la Picardie, cette gouvernance de Condé, le cher cousin protestant du Roi de France, dont les artisans, les négociants, gagnés à la doctrine de leur compatriote Calvin, tâchaient déjà d'insinuer leur nouvelle foi religieuse auprès de leurs clients ou de leurs fournisseurs cambrésiens. Terre neutre, le Cambrésis était un lieu d'asile tout trouvé pour les protestants persécutés, qui y furent des émissaires officieux français, jusqu'au moment où, de France, furent envoyés officiellement La Noue, dit Bras de Fer, avec d'autres compagnons, réchauffer le zèle de ses coreligionnaires, en même temps que Marnix de Sainte Aldegonde, et Coligny que l'on y vit rôder pendant quelque temps, en attendant que François d'Anjou, le frère d'Henri III, ne vint, alors, jetant le masque, se proclamer protecteur de Cambrai et du Cambrésis.

Dès l'an 1559, en un synode national tenu à Paris, les adeptes de Calvin s'étaient comptés et groupés et avaient unifié leur doctrine et leur discipline.

Dès lors, il est remarquable de voir le synchronisme des événements en France, en Cambrésis, et dans les Pays de sa Majesté Catholique, c'est un fait depuis longtemps mis en évidence.

A Cambrai, où, en 1531, un homme avait déjà crié sur la place publique son luthéranisme, l'attaque contre le Catholicisme, comme à Valenciennes ou ailleurs, commence par le bris des images saintes, mais les représailles viennent de suite inexorables. Pendant la nuit du 16 février 1561, on brise le Dieu de Pitié, situé près de Saint-Géry actuel, celui du cimetière Saint-Martin ; une croix au cimetière Saint-Georges.

On arrête un nommé Martin Savary et un Jospin Lefebvre, maçons tous les deux, que le bailli de Cambrai fait exécuter le 24 et le 25 avril, après leur avoir fait faire réparation. Un bourgeois de Cambrai est parmi les Huguenots qui veulent, à Valenciennes, délivrer deux des leurs prisonniers, qu'on allait brûler. Arrêté à Cambrai et convaincu de fréquenter les assemblées, il est banni, mais s'étrangle dans sa prison. Un autre bourgeois de Cambrai, Sohier, dont la famille prétend descendre des Carolingiens, convaincu d'hérésie, a la tête tranchée le 16 mai ; un autre encore, de bonne famille aussi, est brûlé vif, tandis qu'un humble " marnier " a la tête tranchée aussi pour avoir soutenu un prédicant.

Le 22 mai, c'est Pontus de Bouchault, d'une famille d'échevins, qui est exécuté pour avoir caché un prédicant dont il partage la foi, Le 28 juin, on a ramené à Cambrai, après six semaines de démarches auprès du Roi de France, quatre personnes, dont une femme, qui avaient participé, le 16 février, au bris du Dieu de Pitié, et que l'on avait arrêtées à Péronne. Il y a, parmi eux, le fils d'un boucher ; la femme est l'épouse de François Delattre " ploieur de toiles ", donc fonctionnaire, dont le frère Jean s'est étranglé en prison. Elle fut brûlée vive, parce qu'elle ne voulut pas abjurer la foi calviniste.

Le chroniqueur fait constater qu'on fait alors bonne justice à Cambray contre les hérétiques et Huguenots. Mais cette répression est plutôt le fait du Magistrat de la ville, soucieux de montrer, par l'exécution de ceux des siens qu'il reconnaît hérétiques, son souci d'abattre les adversaires de l'ordre qu'il représente, plutôt que le fait de l'Archevêque qui ne se servira jamais que de la persuasion, de la prière et de la bonté.

Maximilien de Berghes, vieillissant, voyait avec chagrin l'hérésie contaminer ses sujets et ses ouailles, mais il fut toujours patient, miséricordieux, débonnaire jusqu’à la faiblesse. Le Glay le signale avec admiration.

Dès 1560, l'Archevêque ordonne des prières pour arrêter le calvinisme ; " la septmaine de Saint Pierre et Saint Paul furent publiés les pardons du Jubilé ". Puis, comme le Roi Catholique et les Princes de l'Eglise ont compris la nécessité de redresser l'entendement de l'élite, il assiste à l'inauguration de l'Université de Douay, le 5 octobre 1562, avec l'Evêque d'Arras et les abbés des monastères du Cambrésis. Il fait mieux encore, il fait venir, à Noël 1562, les Pères Jésuites pour prêcher à Cambrai ; on sait qu'un des compagnons d'Ignace de Loyola, Pasquier Broëz, était du Cambrésis, et les décide à rester dans sa capitale. où, en mai 1563, ils ouvrent une école dans l'hôtel d’Anneux. Le 25 juillet 1563, l'Archevêque fait défense d'assister aux prédications des hérétiques ; " un hérétique qui fait du scandale " au Cateau, dans la ville qui appartient à l'Archevêque et non aux Cambrésiens, le 7 octobre 1563, n'est condamné qu'à une réparation honorable.

Le Concile de Trente, où l'Archevêque de Cambrai n'a jamais voulu se rendre malgré les pressantes invitations du Pape, est à peine clôturé que Maximilien de Berghes réunit à Cambrai un synode provincial pour en faire promulguer les décrets. A la Saint Jean 1565, autour de l'Archevêque se dressaient l'Evêque d'Arras Richardot qui avait assisté au Concile et fit la prédication ; l'Evêque de Saint-Omer et l'Evêque de Calcédoine. auxiliaire de Cambrai, en même temps que 26 abbés. " A la procession du mercredi suivant, jour de Saint Pierre, il y avait trente croches sans la croix de l'Archevesque ".

Pendant le synode, l'abbé de Saint-André du Cateau, venant à mourir le 15 juillet, on " l’enterra à Saint-Fiacre à l’heure de VII heure du matin ".

L'Archevêque pensait donc venir à bout de la religion réformée par les moyens surnaturels plutôt que par la répression armée. Mais son petit état devenait de plus en plus le refuge des indésirables. De Valenciennes, on avait fait sortir, en 1563, plus de deux mille étrangers qui appuyaient le mouvement huguenot, le gouverneur espagnol les avait rudement boutés dehors, mais, à Cambrai, il n'en était pas de même. D'ailleurs, il était si facile d'aller à quelques pas de là en Picardie, célébrer la cène et y " faire la presche " comme " les Huguenots de France, de Haynaut, de Cambrésis et de tous costés " le firent à Prémont, le 3 juin 1566. C'est de là, comme de Saint-Quentin ou de Laon, que devaient venir les prédicants qui allaient soulever le Cateau la même année, contre l'Archevêque, dont la patience encourage les fauteurs de désordres, mais qui en est venu, cependant, à considérer comme nécessaire l'intervention du Roy Catholique. Il est tellement découragé qu'il considère que non seulement le Roi d'Espagne " sera dépossédé des pays de par deçà ", mais que " la perplexité dans laquelle sont tous bons catholiques est telle que vienne le Roy quand il voudra, il viendra trop tard et ne se remettra en cincquante ans comme il a esté ". En quoi Maximilien se montrait bon prophète, comme les événements l'ont prouvé.

Réfugiés politiques, réfugiés religieux profitaient donc de la bonté de l'Archevêque de Cambrai.

Maximilien poussant la condescendance jusqu'à dîner à la citadelle de Cambrai avec Marnix de Sainte Aldegonde, Culenbourg et le comte d'Egmont, était par eux outragé indignement à la fin du repas; l'un lui jetait à la poitrine le contenu d'une aiguière d'eau qui avait servi à laver les mains des convives, un autre le frappait à la figure et se vantait ensuite qu'il " l'eut tué si l'on ne se fut pas mis entre deux ". D'Egmont, que les historiens français appellent catholique, ne le fut guère en cette occurrence. Avec quelques Cambrésiens dont Louis Le Carlier, fils de Gilles qui fut avec lui décapité pour haute trahison, par le duc d'Albe, à Bruxelles, en 1567, il était venu pour comploter, en sécurité, dans le château de Ligny-en-Cambrésis qui fut longtemps possession de la famille de Luxembourg-Fiennes à laquelle il appartenait, afin de renverser le pouvoir espagnol dans les Pays-Bas.

Les bourgeois de Cambrai amis d'Egmont ou de Marnix, excités par ces réfugiés, se remuaient, mais soit par crainte de la sévérité bien prouvée du bailli, le sieur de Wancquetin, et de ses hommes d’armes, soit pour tout autre motif, ne faisaient agir que des comparses. Le 13 mars 1566 qui fut l'année cruciale pour le Cambrésis comme pour les Pays-Bas, " un bourgeois de Cambrai présente ce jour-là à Pierre Gamyn, échevin semainier, une requeste au nom de mille ou plus Cambrésiens tendant à obtenir l'exercice public de la religion réformée. Gamyn voulut le faire arrêter pour enquérir sur le fait et notamment savoir de la part de qui il venait, qui avait rédigé la requeste, etc... Leclercq se refusa à l'arrestation, tira son poignard et en menaça le sergent chargé de l'arrêter. Sur intervention du Prévost (Henri de Fourvye) il finit par jeter le poignard et se laisser arrêter, mais refusa de rien dire et de donner aucun nom. Jugé pour rébellion à justice et provocation à troubles de la paix publicque en voulant entraver la religion catholique, il fut condamné à avoir la tête tranchée sur un hourd devant la maison de ville ce qui fut accompli le même jour à 5 heures après dîner. (Ils sont bien mil personnes en ceste ville, ajoute la chronique, lesquels demandent la confession d'Augsbourg.) "

La veille, à la prière de Maximilien, les prévost, les échevins, les quatre hommes, les clercs de la ville et les neuf capitaines et enseignes de la milice de Cambrai avaient prêté " serment de fidélité à la religion catholique avec promesse de ne hanter aucune compaignie ou assemblée publicque ou secrète des Réformés " ; les soldats aux gages de la ville avaient " juré fidélité au catholicisme et répression des conspirations et assemblées anticatholiques ". Et c'est grâce à ce serment peut-être que la révolte de Leclercq ne causa pas une subversion complète de la ville, comme en sa bonne ville du Cateau, où l’édit de Maximilien défendant d'assister aux prêches des hérétiques suscitait un soulèvement général qui allait permettre aux calvinistes, guidés par le prédicant Jean Lesur, et par son collègue venu de Prémont, de saccager impunément, pendant plus d'un an, les églises et monastères de la ville, de propager le calvinisme, et de terroriser les catholiques jusqu'à l'arrivée de l'armée espagnole qui vint aider les gens de l'Archevêque à reprendre la ville. En cette occasion, l'Archevêque usa encore de magnanimité envers les révoltés, dont il en fit gracier le plus possible, en les soustrayant aux représailles des soldats vainqueurs. Mais à Cambrai, beaucoup de complices de Leclercq, ne se sentant plus en sécurité, s'exilaient dans les Pays-Bas ou en Angleterre; c'est ainsi qu'à Leyde, enseigne actuellement le droit public, un de Blécourt, qu'un officier anglais cherchait après l'armistice à Cambrai la trace de Lefroie son aïeul cambrésien, et que d'autres familles réfugiées à Harlem " pour cause de religion " devaient un siècle plus tard, encore recueillir des biens dans le Cambrésis.

Et ce n'est pas pour l'historien un des moindres problèmes à élucider que de trouver pour quelle raison ou quelle affinité mystérieuse les sectateurs de Calvin ou de Luther, les exilés politiques, par crainte de l'Espagne, ont suivi le même chemin de refuge, en Zélande ou en Angleterre, qu'avant eux avaient pris les tisserands Lollards ou Béguards du Cambrésis, fuyant au M. A. la répression des chevaliers, les Nerviens fuyant les légions de César et plus anciennement encore, les tribus préhistoriques des Kentes devant l'arrivée d'autres tribus plus belliqueuses. Le pays de Kent a tant d'analogies physiques avec le Cambrésis, la prononciation de Canterbery par un indigène du Kent a une analogie de son si frappante avec Cambrai prononcé par un paysan Cambrésien, que l’on ne peut manquer d'en faire la remarque suggestive.

L'armée espagnole avait réprimé la révolte des Catésiens, mais le Cambrésis ne pouvait que subir le contre-coup des luttes politiques désormais, qui sous le couvert de religion allaient bouleverser les Pays-Bas. Les réformés semblaient plus calmes à Cambrai. La fuite des principaux meneurs, et surtout la menace des piquiers wallons inculquait la prudence aux esprits trop légers, Nassau avait bien tenté de secourir les protestants du Cateau, mais il n’avait pas insisté; le duc d'Albe faisait faire bonne garde, et le Cambrésis ne pouvait que supporter les réquisitions régulières et les pillages officiels des Espagnols, aussi bien que les incendies, les destructions, et les meurtres des insurgés huguenots ; pour le pays de Cambrai c'était sujets aux mêmes plaintes et douloureuses lamentations.

Sur ces entrefaites, Louis de Berlaymont, grâce à l'influenee du duc d’Albe avait remplacé comme archevêque, Maximilien de Berghes, en 1570. Son arrivée au siège de la Métropole des Pays-Bas, semblait y apporter, aux yeux des contemporains, la sécurité des personnes et des choses, la tranquillité religieuse sous la protection bienveillante de l'Espagne dont sa famille était dans les Pays-Bas un des plus fermes soutiens. Mais il agit peut-être plus en prince souverain temporel, subissant en cela l'ambiance d'esprit de ses contemporains, qu'en pasteur pacifique des âmes troublées.

Ses premiers actes officiels ne concernent en effet que l'administration temporelle de sa souveraineté, et la charte qu'il donna au Cateau en 1573, après que ses gens d'armes en eussent éloigné une troupe huguenôte de 3.000 hommes, règle uniquement l'administration de la ville.

Le 1er avril 1572, un chef de guerre aventureux, rude soldat, Hérauguières, ancien chef d'une compagnie bourgeoise de Cambrai, qu'il avait quittée à la suite de la conspiration d'Egmont dans laquelle il avait trempé, s'emparait par surprise avec deux cent cinquante " gueux " de la mer, de la forteresse de la Brielle, à l'embouchure de la Meuse. A ce signal, Nassau soulevait contre l'Espagne les sept provinces protestantes du Nord, et bientôt les dix provinces catholiques du Sud faisaient cause commune avec elles.

Guillaume d'Orange pouvait être fier de cette union qu'on appela la Pacification de Gand et l'Espagne ne vit par la suite sa domination autant menacée.

L'Archevêque de Cambrai était désemparé par les événements auxquels son pays était mêlé sinon par ses fils soumis, du moins par les plus ardents d'entre eux. Il ne se sentait plus en sûreté dans sa ville; il savait que des émissaires secrets des insurgés venaient apporter des mots d'ordre chez des amis complaisants; il habitait la plupart du temps son palais de sa bonne ville du Cateau. Et voilà que le 25 octobre 1576, un gentilhomme voisin, allié de la famille de Berlaymont, chef de guerre aventureux lui aussi, entre par surprise, grâce à des amis qu'il a dans la place, en la ville de Cambrai. Il se dit commissionné par les Etats Généraux des Pays-Bas, nouvellement constitués par le coup de maître de Guillaume d’Orange, s'empare par intimidation du gouverneur espagnol de la Citadelle qu'il fait prisonnier, et s'installe à sa place. C'en est fini pour vingt ans de la suzeraineté espagnole. L'Archevêque de Cambrai a beau protester, il est absent et son absence se prolongera pendant ces vingt années. Bauduin de Gavre change à sa guise le Magistrat de la ville et gouverne avec ses amis qu'il met à la place des serviteurs de l'Archevêque.

Il refusera de se réconcilier avec les Espagnols, comme le feront les dix provinces catholiques, où le catholicisme s'est mis d'accord avec le patriotisme, adhérera à l'Union d'Utrecht, fera appel aux soldats du roi de France, pour être délivré du siège très dur que lui font, en 1581, les armées du roi catholique. Après sa mort accidentelle, Cambrai et le Cambrésis resteront jusqu’en 1595, gouvernés par un gentilhomme français, Jean de Montluc, sieur de Balagny, sous la protection du roi très chrétien, qui enverra aux Cambrésiens autant de vin et de blé qu'ils désireront, car le Cambrésis, cette terre à blé, est ruinée et affamée par toutes ces guerres, et leur achètera toutes leurs " toilettes ". Le Cambrésis dut certainement au fait que le Roi de France était catholique, et que Bauduin de Gavre, comme Balagny devaient agir au point de vue religieux comme catholiques, s'ils voulaient être protégés par la France, de ne pas avoir sa population sinon tout entière, du moins en majorité, convertie au protestantisme.

Malgré la " protection française " ou peut-être à cause d'elle, l'Archevêque avait conservé dans sa ville beaucoup de partisans, sinon comme sujets temporels, du moins, et c'est le plus consolant, comme fidèles spirituels, attachés jusqu'à la mort à leur religion. Et ces derniers finissant par mettre d'accord leur catholicisme avec leur patriotisme comme leurs voisins du Hainaut ou de l'Artois profiteront de l'occasion venue pour répudier les Français, dont les amis calvinistes sont trop arrogants, et accueillir de nouveau les Espagnols catholiques, amis de leur Prince naturel, l'Archevêque de Cambrai.

A l'exemple de ce dernier, beaucoup de personnages, abbés de monastères, chanoines, bourgeois avaient quitté Cambrai, pour aller le rejoindre au Quesnoy, puis ensuite à Mons, ne voulant pas payer de leur tête, comme le musicien Laurent de Vos, ou de la prison, comme l'échevin Preudhomme, leur affection à leur prince légitime.

Mais cet " absenteïsme " dut favoriser singulièrement la propagande calviniste. Le Chapitre cathédral, bien que diminué de nombre, tenait régulièrement à Cambrai ses séances, correspondait avec l'Archevêque, et d'accord avec quelques échevins fidèles, ne perdait jamais l'occasion de protester auprès de Bauduin de Gavre ou de Balagny, contre les empiétements qu'ils portaient aux droits de leur Souverain. Mais cela ne regardait que le temporel. Les Jésuites avaient fui Cambrai pour se réfugier à Douai; en vain, d’Inchy leur avait offert de leur restituer tous leurs biens s'ils rentraient à Cambrai. Les hérétiques avaient le champ libre; malgré la présence de quelques moines restés dans leur monastère, comme à Saint-Sépulcre, ou du clergé paroissial qui ne recevait que de loin en loin les directives spirituelles de son Archevêque; rien, hormis le bon sens et l'attachement irréductible des Cambrésiens à la foi de leurs pères ne contrariait plus leur propagande. C'est ce que fait constater l'avocat d'un fermier de Rumilly, qui se plaint de ne pouvoir payer ses fermages à Saint-Sépulcre à cause des troubles passés.

" ... Pour lors les hérésies pululoient audit Cambray et indubitablement par leur retraïcte et des autres ecclésiastiques la foy catholique y estoit esbranlée par une continuation d'une si longue guerre. Que pour l'absence de l'Archevesque et de plusieurs chanoines, leurs palais et maisons sont estes occupez, des soldatz ont gasté et ruigné le tout, que nonobstant que les religieux de St-Sépulcre résidoient en leur maison, le Sieur de Balagny ne laissoit s'emparer d'une partie de leur abbaye faisant tripos de ses salles, de sa grange une archenale des armes et fonderies, de ses drogueries militaires, de sa court une place publicque à jouster la lance laissant suivant ce à penser ce quy fust este cy tous se fussent absentes et retirez ".

XVll° et XVlll° siècles

Il semble bien que le retour des Espagnols eut pour conséquence au moins, celle de mettre une sourdine à la propagande de la religion réformée. On note qu'au Cateau les esprits étaient vraiment pacifiés surtout depuis 1638, et à la Révolution, les protestants dont un certain nombre de nouveau existent actuellement étaient disparus. Fénelon, dit-on, préserva les protestants de son archevêché des conséquences trop rigoureuses de la Révocation de l'Edit de Nantes.

Il semble bien que la formation actuelle des îlots de protestants dans le Cambrésis est de date assez récente. A la faveur des troubles religieux qui marquèrent le règne de Louis XV, avec la facilité aux prédicants de se réfugier en Picardie ou en Cambrésis, suivant le cas, et d'y défier la maréchaussée, et aussi plus tard à la fin du règne de Louis XVI sous l'indulgente faveur des idées philosophiques du temps, et sûrement au temps de la Révolution le Calvinisme fit de nouveaux adeptes dans le Cambrésis et finit de s'organiser officiellement comme il l'est encore actuellement.

" Le 18 février 1738 à Ligny-en-Cambrésis " Jean Taquet, âgée de soixante-dix ans, charon de sa profession après avoir apostasies et fait profession des cheux du calvinisme lespace de trente ans en fit enfin l'abjuration et rentra dans le sein de l'Eglise administrée de tous les sacrements de notre Mère la Sainte Eglise et décédée quinze jours après la ditte abjuration et sa profession de foy était en présence de Monsieur le curé et vicaire du dit lieu à la jubilation et l'édification de tous les siens. " Si l'on rapproche la date de cette abjuration, ou la date de l'apostasie d'avec le fait qu'à Quiévy par exemple en 1750 des excommunications étaient portées contre deux couples qui avaient été se marier devant un ministre protestant, que dans le cours de la même année, et en 1752 et 1753, la sépulture ecclésiastique fut refusée naturellement à des réformés dont l'un mourait à l'âge de 80 ans, une autre à 42 ans, une autre à 22 ans, on peut dire sans erreur que le protestantisme était vivant déjà à cette époque, si en fait il avait pu disparaître quelque temps.

Si l'on jette les yeux sur la carte du Cambrésis on voit que les localités où les protestants existent encore se trouvent à l'Est et au Sud de Cambrai, sur une direction qui jalonnerait à peu de chose près la route ancienne de Saint-Quentin à Valenciennes : Villers-Guislain, Walincourt, Elincourt, Caullery, Ligny, Inchy, Caudry, Quiévy, Saulzoir, Valenciennes.

En dehors de l'action certaine des réformés de Prémont ou de Bohain et de leurs ministres on y retrouve l'influence non moins certaine, car la tradition en est encore bien vivace, du passage des colporteurs protestants de Nauroy, de Bellicourt, d'Hargicourt, qui travaillant pour le compte de négociants de Saint-Quentin, calvinistes zélés et ardents, par leurs conversations, par les libelles qu'ils donnaient à lire, par des encouragements pécuniaires même, augmentaient s'ils ne créaient point tous ces groupements de réformés qui marquent les étapes de la route qui les conduisait à Valenciennes auprès d'autres négociants amis de leurs patrons et de leur secte, sinon réformés eux-mêmes. On pourrait citer les noms des négociants de Saint-Quentin, des colporteurs, des personnes qui les recevaient à Walincourt ou à Quiévy et qui se faisaient avec un zèle ardent les propagateurs dans leur voisinage de la nouvelle religion, qui comptait par exemple à Quiévy en 1788, 300 personnes et à Walincourt un nombre imposant également.

Pour ne pas attirer les soupçons on ne faisait guère appel aux offices des ministres protestants de Bohain ou de St-Quentin, trop proches peut-être, mais on allait par Lecelles, Rongy, à Tournai pour se marier devant les pasteurs calvinistes, et faire baptiser les enfants; on remettait en rentrant, copie du contrat de mariage ou du baptême au curé de la paroisse. Ces voyages se répétaient trois ou quatre fois l'an ; on se réunissait dans des maisons particulières malgré l'interdiction officielle. Poursuivis, emprisonnés parce que surpris en flagrant délit de réunions interdites, les calvinistes étaient assez vite remis en liberté grâce à leurs amis de Saint-Quentin tout puissants, et intrigants. Les morts étaient enterrés dans les jardins particuliers ; quelques années avant la Révolution on permit aux protestants un cimetière séparé, mais commun ; ce ne fut qu'en 1880, on le sait, que les protestants purent être enterrés sans distinction au milieu des catholiques et cette mesure suscita des troubles assez graves comme à Caullery par exemple.

On obtint aussi aux abords de la Révolution de faire des assemblées publiques, mais depuis quelques années déjà à Quiévy comme à Walincourt on avait bâti un lieu de réunion, le temple, que l'on qualifiait pour l'occurrence, auberge et où l'on vendait à boire. A la Révolution les protestants qui ont libre exercice de leur culte seront assez audacieux pour vouloir s'emparer de l'église catholique désaffectée, comme à Quiévy mais ils en seront chassés par une réaction violente des catholiques excités par les femmes ; car chez les catholiques comme chez les protestants on peut faire la remarque que l'élément féminin est plus zélé, plus entreprenant, plus audacieux que les hommes. On peut faire remarquer, en passant, que, là comme ailleurs, les protestants sont acquéreurs de biens nationaux. Si depuis 1783, le pasteur Jean de Wisme est venu s'installer sans crainte à Quiévy, d'où il rayonnera jusqu'à Valenciennes qu'il habitera en 1786, à Dour, et à Walincourt et vingt autres lieux, dès 1774, le pasteur de Bohain s'occupait au grand jour des protestants de Walincourt ou de Quiévy, et des ministres hollandais même étaient venus les visiter entre 1750 à 1770 à plusieurs reprises. Ce Jean de Wismes qui avait succédé au pasteur qui résidait alors à Saint-Quentin, est considéré par les protestants comme " le réorganisateur des églises protestantes du Nord de la France sous la Révolution et l'Empire ".

Il avait toute liberté d'action pendant la Révolution, où les protestants ne furent jamais inquiétés pour la pratique ostensible de leur culte, et sous l'Empire alors que des lois avaient donné officiellement la liberté de réunions mais dans certaines communes comme Quiévy et Walincourt désignées nominativement par des décrets ; il n'a pas crainte de se plaindre au Préfet, lorsque des maires comme Albert de Villers-au-Tertre à Ligny-en-Cambrésis qualifient " d'incendiaires et d'antirépublicaines les réunions religieuses " faites chez un particulier au mépris des lois, ni même quand le sous-préfet de Cambrai envoie aux maires une circulaire pour rappeler ces lois et enjoindre de défendre ces réunions à Ligny, Caudry et Caullery, etc.

Epoque actuelle

Les protestants ont entrepris, dans leurs revues d'histoire calviniste ou réformée de retracer l'action de ces missionnaires ambulants soit marchands soit ministres, de retrouver les familles anglaises ou hollandaises dont l'origine se rattache au Cambrésis, et de resserrer les mailles un peu relâchées de cette chaîne de fidèles et d'apôtres de la religion réformée. Si l'on excepte Cambrai dont la minime population protestante actuelle est d'origine étrangère en grande partie et qui possède un ministre et un temple, et Le Cateau qui a aussi son groupement organisé, Quiévy et Walincourt peuvent être considérés comme les îlots les plus compacts, les foyers les plus anciens et les plus ardents encore, les cellules mères si l'on peut dire de l'organisme calviniste dans le Cambrésis ; Caudry à la vérité possède un temple et un groupe important de protestants mais d'origine moins ancienne peut être; et aussi moins actif. Caullery possède un temple, et le dixième de sa population est de religion réformée ; si l'on en excepte une famille protestante d'avant la Révolution, certainement le reste est composé d'une famille dont le fondateur était de Walincourt et la femme de Quiévy. A Ligny pour le peu de protestants que l'on y compte actuellement en dehors d'une famille originaire de l'Aisne, dont la présence depuis un siècle a ranimé la foi protestante, les autres ont comme origine Quiévy. Bertry possède aussi une organisation protestante dont les membres, et cette remarque est à faire en général, occupent une situation sociale importante, sinon prépondérante. Une de ces familles, qui a des alliances en Angleterre, fournit à Paris, encore actuellement, des pasteurs calvinistes. Inchy peut retrouver la souche de ses protestants à Caullery si lui-même n'a fourni une bonne part de ceux du Cateau. Elincourt a reçu de Walincourt comme de Serain la plupart des siens. Au commencement du siècle dernier a pris racine à Montigny, et s'est développée au détriment du calvinisme, la secte anglaise d'Irvyng. Il va de soi que cette propagande de la religion réformée, que cette création de foyers calvinistes dans des paroisses catholiques, foncièrement chrétiennes n'a pas été sans heurts et que des chocs, sinon avec les autorités, du moins entre particuliers, que des divisions entre familles ne se soient produits. Les histoires que l'on raconte encore, en sont le témoignage. Mais avec le temps les luttes sont finies, l'apaisement des esprits est venu ; le protestantisme a fini par demeurer stationnaire, sinon marquer en certain endroits une régression assez sensible pour que les ministres s'en soient inquiétés, et les occasions de heurts par cet arrêt ont été diminuées. Des mariages mixtes ont amené des familles de même nom à compter autant de catholiques actuellement que de protestants, et les ancêtres des générations présentes auraient bien de la stupeur à retrouver comme leurs descendants communs, les fils ou les filles de leurs adversaires les plus résolus. Ainsi va la vie et constate l'histoire.

Etat neutre, terre libre, terre accueillante aux proscrits, mais menacé dans son indépendance par la France dont la province la plus proche était inféodée au parti de la Réforme, et par la maison d'Autriche dont les Pays-Bas divisés par la Réforme pressaient ses habitants de prendre parti pour l'un ou l'autre camp, le Cambrésis ne pouvait manquer de subir les troubles causés par la Réforme et de voir quelques-uns de ses sujets écouter avec complaisance la nouvelle doctrine, dont le chef touchait de si près par ses origines à ce pays, et dont eux-mêmes pensaient trouver des avantages pour leurs intérêts ou leur ambition. Mais le robuste bon sens des Cambrésiens, leur attachement à la religion catholique, leur dévotion à Notre-Dame, comme aussi leur satisfaction de vivre libres, les empêchèrent d'adhérer en masse à la religion réformée. Parmi eux des esprits plus inquiets, des caractères aigris peut-être par des divergences d'intérêts ou de familles, des volontés plus vacillantes, des coeurs moins attachés à la terre des ancêtres, parce que négociants, artisans ou marchands leur fortune était plus vagabonde, subirent là aussi l'emprise de Calvin et de ses ministres. C'est parmi eux encore lorsque le Cambrésis eut été réuni pour de bon à la France, que les picards protestants trouvèrent le plus d'adeptes et le plus de missionnaires.

Mais après une certaine activité, due à la Révolution, le protestantisme en Cambrésis s'est stabilisé, ses adhérents n'ont plus gagné en nombre. Les catholiques ne peuvent plus prendre ombrage de cet état stationnaire, et malgré le zèle assez bruyant de quelques ministres protestants actuels, le Cambrésis, sans vouloir faire de prédiction reste et restera catholique romain fidèle et ardent et dévot de Notre-Dame sa patronne de toujours. (*)

Cyrille Thelliez

(*) Les Archives départementales du Nord, les Archives communales ou paroissiales du Cambrésis, les manuscrits de la Bibliothèque de Cambrai ont fourni les documents qui forment la matière de cet article.


Nihil obstat : H. Bontemps, Can. Censor deleg. Cameraci, 22 junii 1935

Imprimatur : F. Lenotte, Dom. Pont. Antistes, Vic. Gén. Cameraci, 24 junii 1935

Cambrai – Henry Mallez et Cie, imprimeur de l’Archevêché, 1935

Diffusion web avec l'aimable autorisation de l'Abbé Félicien Machelart, Professeur émérite des Universités, Archiviste diocésain, Archevêché de Cambrai, Archives Historiques, B.P. 149 - 59403 Cambrai cedex.


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